Les biais cognitifs de l’acquéreur lors des opérations de reprise d’entreprise ou de croissance externe (épisode 1)

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Une tribune d’Olivier Meier, professeur des Universités, et Martine Story, fondatrice des cabinets ALTHEO et EVALTEAM.

Reprendre une entreprise ou mener à bien une opération de croissance externe est un processus qui semble à priori on ne peut plus factuel, à la convergence de disciplines rationnelles, à fortes connotations techniques : finance, fiscalité, droit des affaires, stratégie,.. Les décisions prises semblent d’une logique implacable.

Pour autant, mener à bien une opération d’acquisition n’est pas exempte d’aspects psychologiques. Nous abordons ici une série d’articles sur les biais cognitifs, régulièrement à l’œuvre dans ce type de transaction, très souvent à l’insu même des acteurs en présence.

La notion de biais cognitifs a été introduite par deux psychologues américains dans les années 70 par Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, et Amos Tversky. L’esprit humain, lorsqu’il est amené à prendre des décisions, dispose d’une rationalité limitée par ses capacités cognitives et agit sous l’influence de ses propres filtres, issus pour partie de son ADN, mais aussi de son éducation, de sa culture, de son vécu, de son histoire et de sa personnalité. A titre d’exemple, prenons le cas de deux cadres d’une cinquantaine d’années qui occupent des fonctions de management dans un grand groupe international et qui sont remerciés brutalement. L’un deux, considérant la situation injuste et ses capacités à retrouver un job comparable très faible, est rapidement affecté par un épisode dépressif. Le deuxième, qui vit la même situation, considère, certes, qu’il vit une injustice, mais que finalement cet évènement est l’opportunité pour lui de mener à bien un projet qui lui tient à cœur depuis longtemps et de s’autoriser enfin à initier son projet entrepreneurial. Face à la même situation, deux individus réagissent de façon différente en fonction des « lunettes » avec lesquelles ils appréhendent les évènements de la vie et prennent leurs décisions.

Parmi les biais cognitifs observés lors des opérations de fusion-acquisition, nous initions cette série d’articles avec le biais d’ancrage. Ce phénomène consiste à attribuer de l’importance à

une valeur particulière, plutôt que d’estimer une donnée inconnue. Une célèbre expérience menée auprès de deux groupes illustre ce bais. Au premier groupe, on demande si Gandhi avait plus de 35 ans lorsqu’il est mort. Les participants du premier groupe répondent, à juste titre, que Gandhi avait plus de 35 ans à sa mort. Au deuxième groupe, la question d’ancrage consiste à savoir si Gandhi avait moins de 114 ans lorsqu’il est mort. Les participants du deuxième groupe indiquent que Gandhi avait effectivement moins de 114 ans lorsqu’il est mort. La deuxième étape de l’expérience consiste alors à demander aux participants de chacun des groupes à quel âge est mort Gandhi. Et l’on observe ici que les participants du groupe ancré à 35 ans donnent systématiquement un âge inférieur à ceux ancrés à 115 ans, démontrant ici la puissance de l’ancrage. Pour information, Gandhi est mort à l’âge de 78 ans.

Transposons désormais ce biais d’ancrage à une opération d’acquisition, au travers d’un exemple. Stéphane, 42 ans, repreneur d’entreprise est en négociation avec le dirigeant d’une société d’architecture d’intérieur basée à Lyon. Cette société réalise 8 M€ de CA et compte une centaine de collaborateurs. Son dirigeant, Alexis, est désireux d’assurer la pérennité de son entreprise. Le choix du repreneur est à cet égard très important pour lui. Pour autant, la dimension financière de l’opération n’est pas exempte de ses réflexions, et il entend bien valoriser le fruit de 20 ans de travail, d’autant plus que son entreprise, éponyme, est une référence dans le métier, tant en France qu’à l’international, qu’il connait une croissance régulière, et qu’il dispose de belles perspectives de développement. Repreneur et cédant se sont déjà rencontrés à deux occasions. Entre eux le courant passe bien et Alexis se verrait bien passer le flambeau à Stéphane, à qui il reconnait des qualités managériale et commerciale indéniables. Une filiation naturelle s’établit entre les deux hommes. Vient alors le moment d’aborder le sujet du prix. Stéphane questionne alors le cédant quant à la valorisation de son entreprise. Ce dernier lui indique qu’il a eu recours aux services de son expert-comptable et d’un expert indépendant pour réaliser l’évaluation de sa société. Il lui donne surtout une information déterminante, à savoir qu’il a été approché récemment par un groupe étranger et qu’il a refusé une offre de 5 M€, car il privilégie la démarche d’un acteur français. Ce faisant, il vient d’ancrer un prix de 5 M€ dans l’esprit de Stéphane. Ce dernier a désormais ce chiffre comme référentiel. Lui et ses conseils vont désormais être influencés dans leur travail d’évaluation, puis de négociation par cette information. Le prix proposé tendra à se rapprocher de la valeur annoncée, sous réserve toutefois qu’elle soit cohérente avec la

rentabilité de l’entreprise et la capacité à financer l’opération. Le montant proposé par

l’acheteur aurait pu être sensiblement différent sans cet ancrage réalisé par le cédant. Le biais

d’ancrage s’avère ainsi être un redoutable outil de négociation lors des opérations de reprise -

cession d’entreprise.