Olivier Meier, Professeur des Universités, et Thierry Lamarque, Président-Fondateur du cabinet Althéo, analysent les particularités de l'entreprise familiale par rapport aux autres types d'organisations.
En matière de gouvernance et de structure d’entreprise, qu’est-ce qui distingue l’entreprise familiale des autres firmes ?
Olivier Meier : L’entreprise familiale présente naturellement certaines spécificités liées au rôle de la sphère familiale dans les processus de décision et les stratégies de développement. De manière générale, on constate un meilleur management au niveau de la structure du capital et de l’allocation des ressources, avec des coûts de contrôle et de surveillance souvent moins importants (réduction des coûts d’agence) et le développement de relations interpersonnelles. La prise de décision peut être davantage centralisée, augmentant souvent l’efficacité et l’efficience. De même, l’entreprise familiale utilisera davantage les contrôles informels et la proximité physique dans ses rapports avec son personnel. Si la confiance (ou la notion de loyauté) n’est pas toujours présente, elle demeure néanmoins un élément distinctif et spécifique dans la gouvernance des entreprises familiales. Elle contribue généralement à réduire les coûts de transitions et les risques d’opportunisme.
Thierry Lamarque : Ces caractéristiques vertueuses s’expriment dans la longévité des entreprises familiales, 80 ans en moyenne, là où la durée de vie des entreprises en général est inférieure à 20 ans. Ces dernières pensent en années, alors que les entreprises familiales réfléchissent en générations. La transmission même de ces « bâtisseuses de long terme » au sein du giron familial contribue à la pérennité des structures car la « rupture de gouvernance » généralement observée lors d’une cession externe (source de déstabilisation, voire de défaillance d’entreprise) est bien moins importante lors d’une succession.
Sur un plan stratégique et financier, quelles sont les grandes différences ?
Olivier Meier : L’entreprise familiale va avoir tendance à privilégier le potentiel de croissance sur le potentiel de ventes à court terme. Elle va en effet être à la recherche d’une position et d’un positionnement stables, sur lesquels on peut davantage se projeter dans la durée. L’entreprise familiale sera donc souvent moins sensible aux cycles économiques, en préférant inscrire ses actions dans la durée et en s’attachant à maintenir une vision et une cohérence stratégique dans ses orientations. Les notions de réputation et de crédibilité sont ici fondamentales en matière de choix et d’orientation stratégique. L’autre particularité concerne naturellement l’importance accordée à la pérennité de l’entreprise (et à la stabilité des emplois), en raison des liens étroits entre sphère économique et sphère privée et de ses conséquences en termes de succession (gestion patrimoniale, devenir des enfants et des proches, liens affectifs, attachement à la marque et à l’entreprise, maintien de son réseau social et amical).
Thierry Lamarque : L’intention des entreprises familiales est bien de transmettre la société de génération en génération. En paraphrasant Antoine de Saint-Exupéry, nous pourrions dire de ce modèle que les dirigeants n’héritent pas de l’entreprise familiale de leurs ancêtres, mais qu’ils l’empruntent à leurs enfants. Cette doxa très présente dans les sociétés multi-générationnelles (Fleury Michon, Michelin, Groupe Daher, par exemple) impacte l’ensemble des choix stratégiques et financiers.
Est-ce que le fait d’être une entreprise familiale influe sur les décisions stratégiques notamment en termes de mode de développement ?
Olivier Meier : Vous avez entièrement raison, le fait de disposer d’un capital composé de membres de la famille change le regard sur l’entreprise et sur les modes de contrôle et de gouvernance. La stratégie développée par l’entreprise doit par conséquent prendre en compte ces éléments. Ceci explique qu’un grand nombre d’entreprises familiales sont souvent tentées de recourir avant tout à la croissance interne et à développer des relations avec d’autres firmes familiales (cas du rapprochement opéré entre PSA et Fiat, désormais unis sous le nom de l’entreprise Stellantis). De même, l’entreprise familiale sera davantage attirée par des logiques de franchise, de coopération ou de mouvements d’indépendants (Leclerc) ou par des systèmes capitalistes non dépendants des marchés financiers (comme par l’exemple le Groupe Auchan).
Thierry Lamarque : Les entreprises familiales que nous côtoyons présentent effectivement une certaine réticence à recourir à des solutions exogènes de financement. Wendel, fonds d’investissement depuis plus de 300 ans, l’a bien compris, qui se présente comme un « groupe à actionnariat familial de long terme ».
Quels sont les principaux inconvénients ou risques associés au développement et à la gestion des entreprises familiales ?
Olivier Meier : L’entreprise familiale doit savoir gérer les membres de sa famille, les caractères, les susceptibilités, les rivalités ou jalousies qui parfois remontent à loin. La dimension émotionnelle doit par conséquent être prise en compte et peut se révéler difficile à maîtriser. L’entreprise familiale peut aussi laisser croire à des « passe-droits » ou favoriser des ambitions (égo) en décalage avec les compétences des individus. Donc attention ici aux risques de non légitimation de certains membres de la famille et aux potentielles tentations d’enracinement managérial (lorsque l’entreprise est considérée comme un « dû »). Ceci a aussi comme conséquence parfois dommageable que les rémunérations des membres de la famille ne soient pas toujours liées à leurs compétences en raison notamment de l’influence limitée des administrateurs extérieurs. Le risque de népotisme est donc bien réel.
Thierry Lamarque : Lors de la transmission de l’entreprise en contexte familial conflictuel, le dirigeant peut être amené à mettre un terme à la « guerre de succession » en recherchant un repreneur extérieur au cercle de famille. Dans notre activité de conseil en transmission de PME, nous rencontrons aussi deux autres motivations à une transmission externe : lorsque le dirigeant veut protéger les enfants de l’entreprise (« Ce serait leur faire un cadeau empoisonné ! »), ou lorsque le dirigeant veut protéger l’entreprise des enfants (« Ils n’ont pas la compétence ! »).