L’adoption de l’IA, le paradoxe du petit cabinet comptable

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Coincés entre volontarisme et crainte de faire évoluer leur architecture logicielle sans accompagnement, les petits cabinets font actuellement face à un grand défi. Explications.

« Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Cette maxime attribuée à Socrate constitue, à ce jour, le plus célèbre et le plus ancien des paradoxes que nous connaissons. Par la suite, l’histoire nous a gratifiés de nombreux autres paradoxes plus ou moins connus : celui du barbier, du menteur, du crocodile ou encore, celui du gruyère et de ses trous. À première vue amusant, le paradoxe met en évidence une invraisemblance pour mieux nous faire réfléchir. En bien des points, la profession comptable est parfois paradoxale.

D’un côté, elle produit une masse de documents, deux milliards par an, dont la moitié est encore saisie manuellement. D'un autre côté, la situation technologique des cabinets est hétérogène. Selon une étude du cabinet RC&A Consulting*, 35 % des cabinets estiment leur niveau d’automatisation comptable fort, 30 % le considèrent moyen et 35 % faible. La pénétration des outils logiciels à base d’IA apparaît être en phase, disons, d’amorçage. Pourtant, la nécessité d’effectuer des gains de productivité sur ces activités est essentielle.

L’automatisation, entre attentisme et nécessité

Pour autant, tentons de catégoriser ce paradoxe. La part de la tenue comptable dans le CA des cabinets est nettement plus importante dans les petits cabinets (58 %) que dans les autres (46 %)**. Et si on ajoute la révision, cela peut grimper jusqu’aux deux tiers du CA. Pour rappel, ces petites structures (moins de dix salariés) représentent 83 % des sociétés d’expertise comptable, 35 % du chiffre d’affaires global et 30 % des effectifs salariés***. L’intégration de l’IA au sein des « poids lourds » et des grands cabinets régionaux n’est pas vraiment un problème, ces structures ont suffisamment compris l’intérêt de l’automatisation. Ce que nous nommons le paradoxe de l’IA touche la profession de manière différenciée. Il concerne essentiellement les petits cabinets.

Deux autres points, mis en lumière par une étude réalisée par le cabinet RC&A Consulting (2016), paraissent intéressants pour notre réflexion. Près de 84 % des répondants sont d’accord sur le fait que l’automatisation favorisera le développement d’activités annexes, notamment le conseil. Cette appréciation est plutôt unanime.

Pour autant, cette même automatisation apparaît, pour 46 % d’entre eux, comme un danger, une mise en péril de leurs honoraires. C’est normal car plus la robotisation de la tenue comptable sera effective, plus elle accélérera la baisse des honoraires de cette activité. Ces chiffres ne doivent pas être interprétés, néanmoins, comme la manifestation d'une peur de se lancer, puisque les nouvelles missions rendues possibles engendreront un CA qui compensera ou sera supérieur à la baisse du CA sur les honoraires de saisie. Ils s’expliquent par le temps de réalisation s'écoulant entre une étape et une autre, puisque les bénéfices de l’IA s’apprécient après un certain temps, tandis que les prix tendent déjà à baisser.

L’IA, un dilemme pour les petits cabinets

Dans un contexte où l’automatisation amoindrit, en plus, leurs arguments de proximité géographique, il devient presque compréhensible que la pénétration technologique de ces structures soit lente et attentiste. Ces petits cabinets ont compris l’intérêt de l’IA et sa nécessaire intégration. Ils ont également admis le fait que cette technologie devra s’accompagner d’une refonte de leur modèle économique et organisationnel. Ces informations leur sont déjà suffisamment martelées, les petits cabinets ne font pas l'autruche. Simplement, selon leur taille et leur positionnement, ils ne sont pas égaux devant les évolutions technologiques de l’IA. Omettre ce fait laisserait sur le carreau tout un pan du secteur.

D’une logique de production à une logique de médiation

Dans cette nouvelle configuration, la profession ferait alors face à une forme d’hybridation professionnelle, replaçant les cabinets au croisement de la finance d’entreprise, de la technologie et de l’information.

Les petits cabinets comptables doivent commencer à réfléchir en fonction de leurs clients, qui sont généralement des CEO ou des DAF de PME. Quels sont leurs attentes et leurs besoins ? Ce type de dirigeant a-t-il besoin d’une armée de « collaborateurs comptables - consultants » à son service ? Un rôle plus stratégique et moins opérationnel attend l’expert-comptable d’un petit cabinet, c’est évident. N’est-ce pas déjà le cas ? Il devra vraisemblablement devenir un meilleur communicant et accroître ses compétences analytiques, afin de ne plus seulement produire des états financiers, mais devenir un médiateur de contenus informatifs et financiers.

Au final, les petits cabinets envisagent l’intégration de l’IA. Le paradoxe intrinsèque à cette technologie explique leur position entre volontarisme et crainte de faire évoluer leur architecture logicielle. Ce qui est compréhensible. Une fois cet obstacle franchi, s’ouvre alors pour eux une double opportunité : des gains de productivité et un élargissement des compétences sur toute la pyramide du cabinet, afin de pallier la baisse incompressible des honoraires.

Comme le disait joliment l’écrivain Jules Lemaître dans son roman « Les Contemporains » (1885) : « Le monde devrait savoir qu’un paradoxe est souvent une vérité encore trop jeune. »

Romain Passilly, CEO de Inqom

* Étude réalisée en 2016 par RC&A Consulting, disponible en téléchargement sur www.rca-consulting.fr/publications
** Selon le rapport Xerfi « L'expertise comptable et l’audit », 2018
*** Selon le Conseil supérieur de l’Ordre, 2018

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