Regards croisés sur l'interprofessionnalité

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sur-cohenDepuis l’entrée en vigueur du décret d’application du 19 mars 2014, il est possible de créer des SPFPL, "dites" pluriprofessionnelles, associant notamment avocats et experts-comptables, dans le but de rendre des participations dans des sociétés d’exercice. Quelques mois après la création de la première holding entre avocats et experts-comptables, regards croisés de Pierre-Olivier Sur, bâtonnier de Paris et Stéphane Cohen, sur cette évolution majeure pour notre profession.

En décembre 2014, une première holding a été inscrite entre avocats et experts-comptables. Est-ce un mouvement à encourager ?

Pierre-Olivier Sur : Ce décret était attendu depuis qu’Édouard de Lamaze avait mis en place la faisabilité de structures interprofessionnelles (loi Murcef 2000), à la suite du rapport Nallet (1998). Et le rapport Darrois (2009) va dans la même direction. J’ai toujours pensé, avec l’appui d’un certain nombre de syndicats du barreau de Paris, tel que l’UJA, que cela était dans le sens de l’histoire. Il faut donc l’encourager.

Stéphanie Cohen : Ce décret vient en application de la loi du 28 mars 2011, qui crée de manière totalement novatrice et inédite les SPFPL pluriprofessionnelles. Elle fait suite à une année de négociations entre nos professions. Il aura fallu trois années supplémentaires pour vaincre les dernières réticences et circonscrire de manière très pratique les conditions et les conséquences de la création de telles holdings.
Pour répondre précisément à la question, je pense bien évidemment qu’il s’agit d’un mouvement à encourager et ce, pour deux raisons qui me semblent évidentes. La première tient au droit des sociétés lui-même. L'affectio societatis n’est-il pas nécessaire à la formation du contrat de société dont il est un critère d'identification ? Il se caractérise notamment par cette volonté d’investir en commun, de partager les bénéfices et les pertes. Or cette intention commune de cheminer dans le même sens me semble constituer un gage d’efficacité tout à fait remarquable. Ce qui me conduit à la seconde raison, sans doute la plus importante : l’intérêt du client ! Que de temps et d’énergie perdus à coordonner des professionnels du conseil, qui n’avancent pas toujours au même rythme, ni dans le même sens. Certains clients se plaignent parfois de vivre l’insupportable, au risque de mettre en péril leur propre activité. Tout ce qui pourra être fait pour mieux servir nos clients doit donc être encouragé.

Pensez-vous que ces SPFPL seront nombreuses à être créées dans les prochains mois ?

P.-O. Sur : Non, car la mise en œuvre s’avère difficile et il faut toujours mieux apprendre à se connaître. Et puis il y a surtout un choc culturel. Il est très regrettable que Bercy l’ait récemment ravivé avec le projet Macron qui, dans ses premières versions, laissait libre cours à une augmentation sans limite de la théorie de « l’accessoire », Concernant la possibilité pour les experts-comptables de faire du droit. Cela nous a obligés à réagir. Nous avons obtenu que l’Assemblée nationale reprenne le texte (article 20 bis) dans un sens moins défavorable. Les travaux se poursuivent en ce moment avec la participation de notre commission Affaires publiques, dirigée par Xavier Autain. Je regrette que le Ministère des Finances et les instances dirigeantes de la profession d’expert-comptable ne comprennent pas que si nous voulons nous rapprocher, il faut choisir la complémentarité et non pas la concurrence.

S. Cohen : Comme vous l'indiquez, vous venez d’inscrire la première SPFPL pluriprofessionnelle, ce qui démontre bien un intérêt pour ce type d’association. Vous me direz qu’une seule, c’est peu ! Certes, mais c’est un début et je crois aux effets d’entraînement, surtout lorsqu’ils répondent à un besoin du marché.
Pour le reste, je ne crois pas aux raisonnements autocentrés, qui consistent à nous replier sur nos différences culturelles, sur nos peurs et sur la défense pied à pied de nos prés carrés. Car ce faisant, nous oublions tout simplement l’essentiel : l’intérêt de nos clients qui se moquent éperdument de nos querelles intestines. Pour eux, ce n’est pas cela qui leur fera conquérir des parts de marchés.
Il faudrait interdire aux experts-comptables de faire du droit ? La comptabilité n’est ni plus ni moins qu’une discipline juridique. Qui peut sérieusement prétendre le contraire ? D’autant que ses règles sont d’essence fiscale ou sociale. La complémentarité dans le cloisonnement est un non-sens. J’ajoute que bien des difficultés juridiques sont identifiées par les cabinets d’experts-comptables, qui renvoient leur traitement aux avocats. Dénions aux experts-comptables la possibilité de faire du droit… et la profession d’avocat y perdra.

Le projet de loi Macron, à l’unisson des préconisations de l’autorité de la concurrence, propose de franchir un cap supplémentaire, en autorisant l’interprofessionnalité d’exercice. Êtes-vous favorables à ce projet ? Et si oui, à quelles conditions ?

P.-O. Sur : Oui, je le répète, c’est le sens de l’histoire. Mais il y a deux impératifs : l’expert-comptable ne peut être majoritaire, ni en voix, ni en capital et par ailleurs, il ne peut être question d’assimiler expert-comptable et commissaire aux comptes, c’est-à-dire à la partie de la profession du chiffre, dont une des obligations égales consiste à un devoir de dénonciation.

S. Cohen : Nous y sommes bien sûr favorables sans autre condition que le respect mutuel de nos déontologies réciproques. Nous pensons par ailleurs que les associés doivent être libres de constituer leur gouvernance. Nous respectons trop nos partenaires, avocats notamment, pour refuser de principe qu’ils puissent être majoritaires en voix ou en capital dans une telle société. Cela doit également valoir pour les experts-comptables.
Pour ce qui est de l’interprofessionnalité avec des professionnels exerçant par ailleurs le commissariat aux comptes, cela ne pose aucune difficulté de principe. Outre le fait, bien sûr, qu’il ne sera jamaispossible au commissaire au comptes d'exercer sa mission auprès d'une société cliente de la société pluriprofessionnelle dont il serait par ailleurs actionnaire.
Je rappelle au passage que les avocats peuvent tout aussi ien exercer le métier de commissaire aux comptes, sans qu’ils soient obligés de quitter le barreau, car il ’y a aucune incompatibilité à cela.

Est-ce une opportunité pour les clients de nos cabinets ?

P.-O. Sur : Oui, car je crois en une serie de niches dans le cadre d’un guichet unique offert par des cabinets structurés.

S. Cohen : Voilà tout simplement l’argument majeur. Nos clients ne veulent plus perdre de temps : ils attendent des réponses efficaces, rapides et coordonnées, au meilleur prix. Il en va de leur compétitivité vis- à-vis de leurs concurrents, y compris à l’international. 

Dans d’autres pays de l’Union européenne - voire plus largement - l’interprofessionnalité est-elle largement pratiquée ? Et dans quelle mesure ? En d’autres termes, est-ce à vos yeux une condition de compétitivité pour nos cabinets hexagonaux ?

P.-O. Sur : Grosso modo les pays anglo-saxons, dont exercice du droit est plus ou moins déréglementé, acceptent et préconisent l’interprofessionnalité, tandis qu’il y a une résistance dans les systèmes d’inspiration juridique relevant du droit continental. Les travaux de la directive Services vont dans le sens d’une déréglementation et de l’interprofessionnalité. En ce qui  concerne, si je crois en l’interprofessionnalité, je maintiens qu’il faut absolument conserver le caractère réglementé de la profession d’avocat et je mènerai tous les combats qu’il faut pour y parvenir.

S. Cohen : Il faut bien avouer que la question ne se pose pas tout à fait de la même manière dans la très grande majorité des pays de l’Union européenne. Bien que souvent peu ou prou réglementées ou auto régulées, il n’existe guère une telle barrière entre professions du chiffre et du droit. Plus précisément, les avocats détiennent en règle générale le monopole de la représentation en justice, mais pas celui du conseil. Mais si vous prenez, l’Angleterre, l’Allemagne ou l’Italie par exemple, l’expert-comptable est avant tout un fiscaliste.  

Les opposants à l’interprofessionnalité arguent souvent d’un premier pas vers des prises de participations, répondant à des logiques purement financières par l’entrée de capitaux étrangers à nos professions. Partagez-vous cette crainte ? 

P.-O. Sur : L’apport de capitaux extérieurs est une opportunité avant d’être une crainte. Néanmoins nous sommes prévoyants et pour éviter toutes dérives, nous devons encadrer ces structures en mettant la déontologie au centre du dispositif.

S. Cohen : Nous battre par principe contre les apporteurs de capitaux, qui peuvent être utiles au développement, n’est pas le véritable enjeu. La vraie question, c’est que personne ne puisse s’exonérer de respecter une déontologie et je pense en particulier à l’indépendance, sans laquelle nos activités ne pourraient pas prospérer. La réponse se trouve donc bien là : que faisons-nous, quels contrôles mettons-nous en œuvre pour nous assurer, de manière proportionnée, au respect de l’indépendance ? C’est sur ce point que nous travaillons à l’Ordre.

Il existe également la crainte de voir une profession prendre le pas sur l’autre, par le biais d’une prise de contrôle systématique du capital. Est-ce un réel danger ? Pensez-vous également qu’il y ait un risque de perte globale de chiffre d’affaires ?

P.-O. Sur : Il y a toujours une spirale vertueuse d’augmentation du chiffre d’affaires, par l’effet mécanique des rapprochements. En d’autres termes, il s’agit d’un coefficient multiplicateur de développement qui, en apportant des économies d’échelle, génère une demande supérieure, par une offre plus globale et mieux ciblée.

S. Cohen : Je souscris pleinement à cette opinion : l’alliance de nos compétences dans une même structure d’exercice, partageant un affectio societatis, est source d’efficacité au bénéfice des clients. C’est une promesse de conseils plus efficaces, de risques moindres. Et si cela favorise la croissance, par effet d’entraînement, c’est source de nouvelles missions. C'est gagnant-gagnant. Quant à savoir quelle profession prendrait le pas sur l’autre… Il n’y a pas de sujet d’interrogation, dès lors qu’il s’agit de sociétés regroupant les activités. C’est un chiffre d’affaires partagé, ou plutôt augmenté, car un plus un est égal à trois !
J’ajoute que ces sociétés me semblent tout à fait pertinentes pour permettre aux structures de petites et moyennes ailles de se développer, eu égard à la concurrence des grands réseaux internationaux.

Puisqu’il s’agit d’interprofessionnalité, quelles initiatives communes prévoyez-vous de développer entre le barreau de Paris et l’Ordre des experts- comptables d’Île-de-France ?

P.-O. Sur :En répondant à des interviews croisées avec mon ami Stéphane Cohen, président de l’Ordre des experts-comptables de la région Île-de-France. 

S. Cohen : En encourageant la première inscription d’une société pluriprofessionnelle d’exercice sous nos mandats respectifs, signe de l’amitié interprofessionelle !


A propos

francilien-89Cet article provient du numéro 89 du Francilien, la revue des experts-comptables région Paris Ile-de-France. 

 






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