Interview d'Alain Bensoussan, Avocat à la cour d'appel de Paris, spécialiste en droit des technologies avancées.
Selon vous, le monde virtuel fait entrer les entreprises dans une troisième dimension. Quelles sont les incidences de cette évolution, notamment en termes juridiques ?
Les nouvelles technologies modifient l’organisation des entreprises, en fusionnant le temps, l’espace et le matériel. Aujourd’hui, les salariés peuvent se connecter à tout moment, en tout lieu, à l’aide de
tout équipement : c’est le sens de l’acronyme ATAWAD (Anytime, Anywhere, Any Device), inventé par le futurologue Xavier Dalloz. Les entreprises mettent, en effet, à la disposition des salariés, des téléphones portables, qui induisent une continuité entre le temps de travail et le temps de la vie privée. La réponse juridique et anachronique à la fusion des temps, c’est le droit à la déconnexion. De même, avec le cloud, les espaces publics, privés et professionnels ne sont plus segmentés. Le salarié peut accéder à son environnement de travail, où qu’il soit ; ce qui pose, bien sûr, la question de la réglementation du temps et des modalités du travail.
Enfin, la fusion des équipements s’accélère, avec la généralisation des tablettes, qui peuvent à la fois servir de téléphone, d’ordinateur ou d’outil de communication… L’entreprise devient synchrone avec son salarié et avec ses équipements.
Cela modifie-t-il le lien entre le salarié et son entreprise ?
Selon moi, le contrat avec les salariés, dans ce contexte ATAWAD, devrait prendre davantage la forme d’un contrat de collaboration. L’essentiel, c’est la continuité du workflow : il suffit que le travail soit livré à la bonne date.
Avec Internet, le concept classique de propriété ne recule-t-il pas au profit du droit d’usage ?
Le droit de propriété reste au contraire extrêmement pertinent. C’est un droit universel, qui s’exprime autant dans le monde moléculaire ("mes affaires", "ma maison") que dans le monde binaire ("mes données"). Les systèmes propriétaires rendent le rapport économique clair et sain. À l’inverse, si les données ne sont la propriété de personne, alors, il n’y a pas de vol. Or, pour qu’un marché existe, il faut qu’il existe de la valeur ; et pour qu’il y ait de la valeur, il faut qu’il y ait une propriété et des acheteurs – et des voleurs.
Les cabinets d’expertise comptable accompagnent au quotidien de nombreuses entreprises de services du numérique. Quelles sont les questions comptables qui réclament leur vigilance ?
L’appréhension des valeurs incorporelles me semble souvent susciter de nombreuses interrogations de la part des professionnels de la comptabilité, comme de la part des professionnels de la propriété. Les bases de données, les fichiers et les marques sont souvent sous-évalués. La comptabilisation est fréquemment abordée par la valeur travail au lieu de la valeur marché. Aujourd’hui, il est pourtant de plus en plus facile de donner une valeur marché aux incorporels.
Existe-t-il des risques juridiques pour les experts comptables, en matière de protection des données ?
En premier lieu, les experts-comptables doivent s’assurer qu’ils respectent eux-mêmes, dans leur propre activité, les obligations de la CNIL s’appliquant aux utilisateurs de données personnelles : déclaration préalable et sécurité des fichiers, confidentialité des données, péremption des données personnelles, information des personnes, finalité des traitements… Dans un deuxième temps, ils peuvent alerter leurs clients sur ces obligations de protection des données à caractère personnel.
L’expert-comptable, par le biais de la compatibilité, peut par exemple apprendre que son client utilise un système de vidéosurveillance… et lui rappeler ses obligations légales en la matière. La protection des données peut véritablement contribuer au développement des activités des experts-comptables, en élargissant leurs compétences, pour les amener à devenir de véritables "comptables du droit".
Les données appartiennent-elles toujours au client ? Quelles évolutions peut-on attendre en la matière ?
Le contrat Facebook stipule que l’utilisateur accorde une licence au réseau social pour utiliser ses données, ce qui prouve bien que les données appartiennent à l’utilisateur. Le contrat vise alors à établir un rapport de confiance. Dans un futur proche, le sens du marché conduira à la monétarisation des données (pour une personne physique, celles-ci sont estimées à près de 8 euros par mois). Aujourd’hui, nous sommes encore dans une logique de don : nous utilisons gratuitement des services (Google, Facebook), et ces entreprises utilisent gratuitement nos données. La monétarisation induira un équilibre économique plus raisonnable. On peut imaginer qu’à l’avenir, les utilisateurs vendront leurs données à des plateformes d’intermédiation. Cela fait peur à certains, mais pour ma part, je trouve cela très intéressant, par exemple dans le domaine médical.
Si tous mes paramètres de santé sont collectés en temps réel, avec ma montre connectée, cela peut permettre de détecter à temps des anomalies. Bien sûr, pour que ces progrès soient bénéfiques, il est nécessaire qu’ils soient correctement encadrés.
A propos
Cet article provient du numéro 87 du Francilien, la revue des experts-comptables région Paris Ile-de-France qui comprend notamment un dossier sur le financement des PME.